En 2014, nous commémorions le centenaire de la Première Guerre mondiale.
L'importance d'un événement peut être mesurée à travers les traces qu'il laisse
dans la mémoire des gens. Même un siècle plus tard, le souvenir de cette guerre
est encore très présent dans l'imaginaire collectif. Cette mémoire a été
renforcée par la littérature qui a permis de refléter l'expérience des combats ; des écrits patriotiques durant la guerre, à la vision bénéficiant du recul sur
la situation des générations suivantes. Cela nous mène à nous poser la question
suivante :
Comment la littérature a-t-elle reflété
tout au long du XXème siècle l'importance des combats et comment a-t-elle
contribué à l'élaboration de notre mémoire sur la Grande Guerre ?
Les
différentes œuvres littéraires nous permettent de voir en premier lieu deux
visions antagonistes : les écrits cautionnant la guerre et ceux la
dénonçant. On peut ensuite observer un décalage ou non, que cela soit dans l'un
ou l'autre cas, en fonction de l'époque. C'est pourquoi nous analyserons deux
œuvres : le roman Voyage au bout de la nuit de Céline puis Tardi avec sa
bande dessinée C'était la guerre des tranchées. Ainsi nous pourrons
comparer les visions de de la grande Guerre de chaque auteur. De plus, la
littérature reflétant la société, nous pourrons en déduire la place qu'à cet
événement dans l'imaginaire collectif selon les époques.
I. Les auteurs ayant participé à la guerre
Certains artistes qui ont participé à la guerre ont été très fortement
marqués par la violence du conflit. Ils ont exprimé leur vision de la Grande
Guerre à travers leurs œuvres que ce soit dans la poésie ou dans les romans.
Céline, écrivain français du XX° siècle, publie son roman, Voyage au
bout de la nuit, en 1932. Ce dernier s'inspire principalement de son expérience
personnelle à travers son personnage principal Ferdinand Bardamu : En 1912, il
s'enrole dans l'armée pour trois ans. Ce séjour au front révèle l'absurdité du
monde. Il ira même jusqu'à qualifier la guerre d' «abattoir international en
folie». Il expose ainsi ce qui est pour lui la seule façon raisonnable de
résister à une telle folie : la lâcheté. Il est hostile à toute forme
d'héroïsme, ce qui est paradoxal avec la vision que se fait la société de la
guerre. Pour lui, la guerre ne fait que présenter le monde sous la forme d'un
gant qu'on aurait retourné et dont on ne verrait que l'intérieur, ce qui révèle
la trame du livre : la mise en évidence de la pourriture.
Dans son
livre, Céline nous relate son expérience personnelle des combats à travers le personnage
de Ferdinad Bardamu, d'inspiration autobiographique. Malgré l'utilisation de la
première personne du singulier, ce livre ne peut être considéré ni comme des
mémoires ni comme un témoignage. En effet, l'auteur s'appuie sur ses souvenirs
pour nous livrer sa vision de la guerre et par la même occasion sa vision
de la condition humaine.
Dans le
passage suivant, le style d'écriture, imité de la langue parlée, est axé sur la
réflexion du personnage sur l'absurdité de la guerre et le lot de désillusions
qui l'accompagnent.
« -Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce
qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne
pleurniche pas dessus moi… Je la refuse pas tout net, avec tous les hommes
qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle.
Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi seul, c’est eux qui
ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir
ce que je veux : je ne veux plus mourir. -Mais c’est impossible de refuser la
guerre, Ferdinand ! Il n’y a que les fous et les lâches qui refusent la guerre
quand leur patrie est en danger… -Alors vivent les fous et les lâches ! Ou
plutôt survivent les fous et les lâches ! Vous souvenez-vous d’un seul nom par
exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent Ans ?...
Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms ?... Non, n’est-ce
pas ?... Vous n’avez jamais cherché ? Ils vous sont aussi anonymes,
indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papiers devant
nous, que votre crotte du matin… Voyez donc bien qu’ils sont morts pour rien,
Lola ! Pour absolument rien du tout, ces crétins ! Je vous l’affirme ! La
preuve est faite ! Il n’y a que la vie qui compte. Dans dix mille ans d’ici, je
vous fais le pari que cette guerre, si remarquable qu’elle nous paraisse à
présent, sera complètement oubliée… A peine si une douzaine d’érudits se
chamailleront encore par-ci, par-là, à son occasion et à propos des dates des principales
hécatombes dont elle fut illustrée… C’est tout ce que les hommes ont réussi
jusqu'ici à trouver de mémorable au sujet les uns des autres à quelques
siècles, à quelques années et même à quelques heures de distance … Je ne crois
pas à l’avenir, Lola…»
Voyage au bout de la nuit lu par Fabrice Luchini
Selon
Ferdinand Bardamu, et donc à travers lui Céline, cela ne sert à rien de mourir
pour son pays car ce n’est pas un acte héroïque que de tuer et de se faire tuer
: une fois mort le soldat n’obtient aucune reconnaissance et sombre dans
l’inconnu. Le message est d'autant plus efficace grâce à son intermédiaire : en
effet, le fait qu'il soit transmis par le biais d'un antihéros, qui n'a rien
d'extraordinaire, permet au lecteur de s'identifier bien plus facilement et
donc de comprendre la vision de l'auteur. Ceci est aussi facilité, comme on
peut le voir dans l'extrait ci-dessus, par l'effet de réel et l'utilisation
d'un langage courant, voir argotique (ce qui contribue grandement à l'image du
protagoniste accessible et compréhensible). Céline a participé à la guerre et
sait ce qui se passe lorsque l’on se tient en première ligne. Il veut donc nous
livrer à travers son livre une vision réaliste de la guerre et ainsi décourager
des jeunes gens ambitieux (comme Ferdinand, qui avant d'avoir cette "prise
de conscience", s'est enrôlé volontairement dans l'armée ) montrant, en
confrontant les discours en faveur de la guerre et son vécu, que la guerre
n'est qu'une absurdité. Céline a donc été profondément marqué et traumatisé par
ce conflit. Mais cela ne nous renseigne pas que sur le ressenti individuel d'un
auteur. En effet, à cette époque, c'est à dire une dizaine d'années après la
fin du conflit, on observe un grand nombre d’œuvres traitant de la Grande
Guerre avec des tendances pacifistes. Ce roman reflète donc aussi la vision de
l’événement par une société traumatisée et meurtrie, illustrant bien le terme
"La Der des Der".
II. Les générations d'après-guerre
Jacques Tardi est l’un des plus grands auteurs et dessinateurs de bandes
dessinées. La guerre et lui, c’est une longue histoire : l’histoire d’une
vie !
La guerre est pour lui une obsession : en effet elle a décimé une
partie de sa famille ; un grand père tué dans les tranchées et un autre
gazé mais qui a survécu. Ce dernier ne voulait pas raconter le traumatisme
qu’il a vécu, en revanche le dessinateur entendait toutes les horreurs
concernant la guerre par la bouche de sa grand-mère qui lui racontait les atrocité
qu’a vécu son grand-père : « il était tombé les deux mains dans le
ventre d’un mort ».
C’est pourquoi depuis qu’il est jeune, Tardi est
obsédé par la guerre et il en vient même à faire des cauchemars représentant le
champ de bataille et plus précisément les tranchées.
C’est une expérience traumatisante qui va le bouleverser dans sa jeunesse
et l’obséder dans sa vie. Il a écrit pendant plus de quarante ans l’horreur des
tranchées de la Grande Guerre. On pourrait croire,
dès lors, que Tardi a finalement épuisé le sujet qui le hante et l’obsède
depuis si longtemps mais ce serait méconnaître la profondeur de l’horreur qu’il
lui inspire. Cette obsession tient d’avantage de l’indignation personnelle que
de la fascination morbide.
Tardi prend la guerre en face dans toute sa cruauté
c’est pourquoi il choisit la bande dessinée afin de pouvoir dessiner
l’innommable. Représenter le quotidien des soldats durant la guerre est
devenu une mission pour lui. La guerre est une boucherie et le dessin est le
seul moyen de la représenter dans toute sa crudité et son horreur. Elle est
d’une brutalité inouïe et c’est ce que Tardi veut essayer de montrer dans sa
BD. Il raconte l’histoire de poilus de combattants de victimes qui finissent
par crever la gueule ouverte.
Il a une mémoire encore très vive de la guerre, une
mémoire écorchée par les récits de sa grand-mère.
La Grande Guerre et sa mémoire sont indicibles,
surtout pour ceux qui comme le dessinateur font l’effort difficile de les
regarder à hauteur d’homme, et à ce titre réclament, exigent peut-être, qu’on
en questionne inlassablement les ressorts sordides, les tragédies intimes des milliers
de fois reproduites, les détails insoutenables et pourtant si réels, la vérité
essentielle
« Mes livres ne racontent pas la guerre, il y a des ouvrages d'historiens pour cela, explique-t-il. Je me fiche des dates, des chiffres, des kilomètres parcourus, du poids des obus, des stratégies mises en place… Ce qui m'intéresse, c'est la vie du pauvre type qu'on a envoyé au casse-pipe. Comment a-t-il pu endurer tout cela ? »
Artiste et non historien, le dessinateur n'en défend pas moins une thèse soutenue par un courant de pensée selon laquelle les poilus n'auraient pas « consenti » au sacrifice, comme il est fréquent de le lire, mais qu'ils y auraient été « contraints » de multiples façons. « Pensez-vous vraiment que le gars qui se prenait des éclats de shrapnel sur la tronche adhérait à ce principe de “sacrifice librement consenti” qu'on a inventé par la suite ?, interroge-t’il. Dès la première permission, les gens se sont rendu compte que ce ne serait pas un week-end à la campagne et qu'ils ne seraient pas à Berlin à Noël comme on le leur avait dit », poursuit-il.
Il raconte l’histoire de soldats sacrifiés pour le pays sans qu’ils sachent vraiment si cela en valait la peine. Il dessine pour que les gens n’oublient pas. Il écrit pour ne pas oublier tous les hommes qui se sont sacrifiés. Pour ne pas oublier qu'on les a dépossédés de leur jeunesse. Il dessine pour parler à la place des combattants contre l'absurdité de la guerre.
Dans cette bande dessinée, l’usage du noir et blanc
combiné au réalisme des représentations installe une sensation physique
d’oppression, d’angoisse, qui plonge le lecteur dans « l’ambiance » de la
guerre. Ce sentiment est renforcé par la présence de planches entièrement
composées d’images sans commentaire ni action, mais qui montrent les paysages
dévastés, les duels d’artillerie, les explosions et les cadavres des poilus.
Ces planches recréent l’impression de chaos mortel et absurde que l’on ressent
en regardant les documents filmés d’époque. On peut aussi remarquer une
distanciation permanente : des citations, en particulier celles de partisans
fanatiques de la guerre, sont placées en regard d’images qui les rendent
absurdes et choquantes. Ainsi apparaît de manière frappante l’écart entre la
propagande officielle, la guerre imaginée, fantasmée, forcément héroïque,
exemplaire, et la réalité́ sordide, atroce, vécue dans les tranchées. La
dramatisation du récit et des images permet ainsi de percevoir l’omniprésence
de la mort.
Il rejoint la vision de Céline et montre que dans
cette guerre, il n’y a pas de héros. Les hommes avaient une idée faussée de la
guerre. Pour eux, s'engager était un acte héroïque, une manière de devenir un
homme. Il n'en est rien. La Grande Guerre a fait plus de neuf millions de morts
; des soldats sont morts anonymement, d'autres -comme Céline- ont été blessés
et sont retournés dans la vie civile avec un grave traumatisme et ne pouvant
plus se mêler à la vie quotidienne, d'autres encore ont déserté le front devant
le massacre, la boucherie qui se déroulaient sous leurs yeux.
Conclusion :
La mémoire transmise par les écrits, ici à travers
des fictions bien que très proches de la réalité, reste subjective, mais que ce
soit le témoignage d'un soldat ayant vécu les événements ou celui d'un d'un
descendant, le message reste le même, à savoir l'incompréhension et la
condamnation de tels actes. Un grand nombre d’œuvres, de témoignages
littéraires rejoignent cette analyse. On peut par exemple citer le poème
d'Apollinaire, Si je mourais là-bas, où l'auteur révèle à sa bien aimée
son angoisse face à une mort presque certaine et surtout face à l'oubli.
Si je mourais là-bas...
Si je mourais là-bas sur le front de l'armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s'éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l'armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur
Et puis ce souvenir éclaté dans l'espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l'étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l'espace
Comme font les fruits d'or autour de Baratier
Souvenir oublié vivant dans toutes choses
Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants
Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté
Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l'onde
Un amour inouï descendrait sur le monde
L'amant serait plus fort dans ton corps écarté
Lou si je meurs là-bas souvenir qu'on oublie
- Souviens-t'en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d'amour et d'éclatante ardeur -
Mon sang c'est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie
Ô mon unique amour et ma grande folie
Dans les années ayant suivi la guerre et
même pendant la guerre, de nombreux auteurs littéraires ont voulu transmettre
l'horreur de la guerre aux générations suivantes à travers leurs oeuvres : que
ce soit la poésie de Guillaume Apollinaire ou encore le récit romanesque
de Céline.
En revanche, des auteurs comme Charles Péguy,
étaient enthousiastes face à la guerre. Il défendait les bienfaits de la guerre
pour le bien de la nation. Par conséquent, ils omettaient volontairement
toutes les atrocités de la guerre et ne voyaient que le côté optimiste des
combats.
Au fil des générations, ces auteurs sont devenus de
moins en moins nombreux, et aujourd'hui la première Guerre Mondiale n'est plus
considérée comme une guerre héroïque mais plutôt comme une boucherie où seuls les
fous et les lâches survivent.
La Grande guerre est une source d'inspiration
inépuisable pour des artistes tels que Tardi. Elle a été si destructive
que toute une vie ne suffirait pas à la décrire dans toute son atrocité, à
décrire l'horreur du quotidien des soldats.
Mais les littéraires ne sont pas les seuls à se
pencher sur le sujet. En effet, on peut voir certains peintres comme Otto Dix
représenter la violence de ce conflit.
Otto Dix, La Guerre - 1929-1932 |
Affiche :
Sources
- http://crises.upv.univ-montp3.fr/files/2013/01/celine-par-chazel.pdf,
http://www.fichesdelecture.com/livres/louis-ferdinand-celine/voyage-au-bout-de-la-nuit,
http://www.franceculture.fr/personne-louis-ferdinand-celine.html-2
- http://www.bdangouleme.com/386,tardi-et-la-grande-guerre,
http://bd.casterman.com/articles_detail.cfm?id=803,
http://info.arte.tv/fr/tardi-et-la-grande-guerre,
http://www.lemonde.fr/livres/article/2014/01/29/le-regard-indigne-de-tardi-sur-14-18_4356053_3260.html
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