Mémoire d'une expérience combattante : le souvenir des Poilus d'hier à aujourd'hui









Quel est le rôle du témoignage dans la commémoration de la Grande Guerre ?

Cent ans après, le souvenir de la Grande Guerre est toujours vif dans les mémoires et présent dans les esprits. Le conflit a marqué plusieurs générations et inspiré de nombreux artistes. Ainsi, dans la société actuelle, la Première Guerre mondiale a laissé des traces fortes et de toutes sortes.
Nous nous intéresserons ici à l'importance des témoignages d'anciens combattants, la vision qu'ils nous apportent et la place qu'ils occupent.
La récolte de ces traces nous a amenées à nous demander en quoi elles contribuent à la construction de notre mémoire de la Grande Guerre, c'est à dire quel rôle, quelle place dans la société sont occupés par les témoignages des Poilus depuis la fin de la Grande Guerre, comment ils sont perçus et ressentis par les Français au travers des valeurs actuelles.


I. LA GUERRE RACONTÉE PAR LES POILUS



Etat d'esprit des soldats : de l'enthousiasme au désespoir : 


  • Lorsqu'ils sont appelés au combat, les soldats sont animés par un sentiment de patriotisme. La peur est masquée par la volonté de servir leur pays, l'espoir et l'ambition d'être élevé en héros. Ils leur semble qu'ils sont responsables de la sécurité de leur pays, et sont fiers d'incarner les remparts de la mort : « j'ai pris la résolution d'agir en Français » ; « Je serai du service armé et si on touche à la France, je me battrai. » Maurice Maréchal, le Dimanche 2 août 19914 (p11) ; « En levant les yeux, j'aperçus une fillette jolie et mièvre un peu... A vois ses yeux émus et admiratifs, je compris que sans doute nous étions beaux... et grands. Nous allions par là-bas, où l'on meurt, où l'on est défiguré, haché, déchiré... Et nous y allons... au pas, au son des cuivres aigus... Nous portons dans nos cartouchières la mort. Nos fusils tuent. Nous sommes forts et doux peut-être... Nous sommes une bête formidable qui pourrait broyer cette enfant, sans la voir, sans entendre ses cris et sa plainte. […] Nous sommes un énorme troupeau de formidables douleurs... Nous sommes un rempart des joies de l'amour, du bonheur... Sans accepter cette tâche, nous mourrons pour elle. » Henri Aimé Gauthé (p14).


  • Ignorant le sort qui les attend, ils dénigrent la mort. Il rejettent la peur par fierté « Tant pis, je suis parti, ça y est, je ne peux plus revenir ! […] Allons, soyons gais, courageux, confiants ! » Maurice Maréchal, le 10 août 1914 (p13) et affirment leur supériorité face à l'angoisse de la mort. Ainsi, ils s'engagent dans l'armée française et partent au combat dans une optique de défi : « Je veux après la guerre, si mon étoile me préserve, avoir la satisfaction d'avoir fait mon devoir, et le maximum de mon devoir. [...] J'espère être physiquement capable d'endurer des souffrances du métier de fantassin. [...] De toute mon âme et de tout mon cœur, je suis décidé à servir la France le plus vaillamment possible. » Henri Lange, le 5 octobre 1917 (p16).



  • Au fur et à mesure de l'avancée de la guerre, les soldats reviennent au réel, sont confrontés à la rationalité et à l'horreur du combat. Leur enthousiasme rompu et la réalité les fait rapidement déchanter : « Voilà ce qu'elle crie cette putain de guerre : celui qui me porte est un naïf qui croit que les mots cachent des idées, que les idées feront du bonheur, et qu'ils n'a pas vu quelle bacchanales son dévouement permettait derrière le mur formidable des discours, des proclamations, des compliments et de la censure. » Henri Aimé Gauthé (p15) , « Je suis écoeuré […] Que penser de certains chefs qui lancent des hommes sur un obstacle insurmontable, les vouant ainsi à une mort presque certaine et qui semblent jouer avec eux, comme on joue aux échecs, avec comme enjeu de la patrie, s'ils gagnent, un galon de plus. » Maurice Antoine Martin-Laval, le 22 février 1915 (p.24), « Tu me vois couché, les yeux clos, et c'est une épouvante. Et moi j'ai peur de mourir. » Maurice Drans, le 17 mai 1917 (p80) ; « Je ne te parlerai pas de mon rôle dans cette guerre. Je suis le matricule numéro x, une partie du maillon de cette immense chaîne […] Je suis un de ces millions d'anonymes qui forment l'instrument pour forger une page sanglante de notre histoire. Cette époque sera bâtie avec beaucoup d'héroïsme, de tristesse et de lâcheté. » Michel Taupiac, le Dimanche 2 mai 1915 (p111).

"Le Poilu". Document recueilli dans le cadre de la Grande Collecte de novembre 2013.
Archives départementales du Pas-de-Camais, 5 Num 01 117/039.


Les conditions de vie dans les tranchées :


  • Dans les tranchées, les hommes sont confrontés à la nature : ils doivent vivre dans la forêt, survivre sans ressources, dans des conditions inhumaines. « Je crois n'avoir jamais été aussi sale.[...] Partout des ossements et des crânes. Pardonnez moi de vous donner ces détails macabres ; ils sont encore loin de la réalité » Jules Grosjean, octobre 1915 (p61) ; « Il fait froid, nous pataugeons dans la neige fondue. Pas de feu, pas de table pour écrire, pas de banc. Rien. » Adolphe Wegel, 1915 (p91).

  • La mort est omniprésente sur les lieux des combats : le spectacle des cadavres des hommes touchés par des obus, les corps décharnés : " Ils avaient étayé leurs tranchées avec des morts recouverts de terre, mais, avec la pluie, la terre s'éboule et tu vois sortir une main ou un pied, noirs et gonflés.", Michel Taupiac, le 14 février 1915 (p90).

  • Les hommes sont plongés dans une solitude et une peur constante. Leurs souffrances psychologiques et corporelles sont inhumaines : "Nous avons beaucoup souffert et personne ne pourra jamais savoir par quelles transes et quelles souffrances horribles nous avons passé. A la souffrance morale de croire à chaque instant la mort nous surprendre viennent s'ajouter les souffrances physiques de longues nuits sans dormir.", Gaston Biron, le 25 mars 1916 (p102), "Ah ! le malheureux, je le vois toujours devant moi, il n'a pas souffert et tout de suite il est mort en vomissant du sang de la bouche, du nez et des oreilles", Jules Gillet, le 19 mai 1915 (p107).


Pietro Morando, San Michele, Giornata di Bombardamento

Critique et sentiment d'injustice :

  • Peu à peu, les combattants se sentent délaissés. Ils ne comprennent pas les autorités qui les laissent livrés à eux-mêmes. Abandonnés à leur destin, ils sentent abandonnés : "Je constate que le patriotisme du début, emballé, national, a fait place dans le monde militaire à un patriotisme d'intérêt... Pauvre officier de troupe, fais-toi crever la paillasse... Sois tranquille, ces Messieurs de l'Etat Major auront des citations ! [...] Ces Messieurs ont des abris solides, sont à l'arrière dans des pays... et le pauvre Poilu, le pauvre "officier de troupe", comme ils disent, eux ils sont là pour se faire casser la gueule, vivre dans des trous infects, avoir toutes les responsabilités", Georges Gallois, le 25 août 1916. (p95).

  • Les soldats sont déshumanisés, ils se sentent considérés comme des machines : "Alors, les canons seront prêts [...] et pareils aux esclaves antiques, on ne nous tirera de nos cachots que pour nous jeter en pâture aux monstres d'acier.", Etienne Tanty, le 28 janvier 1915 (p112).

Frédéric Labadie (1897-1987) le 16 avril 1917



II. RÔLE DU TÉMOIGNAGE DE LA GRANDE GUERRE À NOS JOURS : DU TÉMOIGNAGE À LA COMMÉMORATION


Rôle du souvenir de la Grande Guerre hier et aujourd'hui :


  • Après la fin de la Première Guerre mondiale, le souvenir très fort aurait eu pour but de réunifier les Français. La mémoire est pour les citoyens une façon de célébrer la paix. Ainsi, ce n'est pas tant le sentiment nationaliste qui anime les Français au retour de la guerre, que le besoin de d'exprimer et d'évacuer l'horreur des combats.


  • De nos jours, le phénomène commémoratif s'appuie sur les témoignages pour « transmettre et faire vivre l’héritage dramatique de ce premier conflit mondial auprès des jeunes générations. », selon les textes officiels de la Commémoration de la Grande Guerre. La guerre est en France commémorée à travers de nombreuses manifestations. Cependant, on peut être amené à se demander pourquoi la victoire de la France sur l'Allemagne est toujours célébrée à l'heure de l'amitié européenne. D'après Thomas Wieder, journaliste du service politique chargé du suivi de l'Elysée et de Matignon « Il s'agit à la fois de célébrer la victoire française et la paix. Ce souvenir de 1914 ne conduit pas nécessairement à rejouer l'affrontement séculaire entre la France et l'Allemagne, mais au contraire à commémorer un événement fondateur qui a débouché, dans les années qui ont suivi l'Armistice, à la première tentative de dépassement des conflits nationaux, au travers de la création de la Société des Nations. » Le souvenir de la Grande Guerre est donc aujourd'hui utilisé comme outil de la communication de l'optique du « plus jamais ça ! ». 


Affiche de la mairie d'Angoulême pour une exposition de clichés
pris par Gaston Denis dans la Somme et illustrant le quotidien des Poilus 

Le témoignage au cœur des débats :


  • Même s'il est l'un des éléments fondamentaux à la recherche historienne et à la compréhension des phénomènes historiques, le rôle du témoin pose cependant un grand nombre de questions. Par conséquent, il suscite des débats au sein des historiens. En effet, le rôle du témoin et de sa contribution est parfois remis en question. Faut-il lui accorder la plus entière confiance? faut-il examiner avec précaution ses conceptions et son souci de représentation ? ou bien est-il justifié de l’écarter au profit de sources d’archives ? C'est interrogations font l'objet de réflexions, comme celle de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker qui rappellent que dans les conditions d’écriture de la guerre, puis dans le cadre d’une remémoration pacifiste de celle-ci, « le témoignage a été tout à la fois une source d’informations irremplaçables et d’inhibitions majeures». D'après Elise Julien, les historiens doivent se garder d’être trop confiants envers ces témoignages qui sont aussi des reconstructions, des réaménagements d’une réalité vécue, qui ne veulent et ne peuvent tout dire.



  • Ainsi, l’intervention historienne n'a pas toujours pris en compte le fait que la mémoire de la Première Guerre mondiale ait pu reposer en partie sur l’oubli de la réalité de celle-ci. Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker ouvrent ainsi leur ouvrage 14-18, retrouver la guerre, sur le constat d’un retour spectaculaire de la Grande Guerre dans la conscience collective au nom du « devoir de mémoire », mais dans un oubli fréquent du devoir d’histoire. Le travail de mémoire à l’œuvre dans la redécouverte du conflit, en portant sur le devant de la scène les fraternités, les désertions et les exécutions, s’accompagnerait d’un processus de victimisation des soldats, et déboucherait sur une confusion intellectuelle procédant de la déshistoricisation de l’histoire. Cette interprétation, bien que critiquable, a néanmoins le grand mérite de rappeler que l’histoire n’a pas vocation à la compassion : elle est un effort intellectuel fondé d’abord sur la volonté de comprendre le passé.


  • D'autre part, d'après Nicolas Beaupré, Maître de conférences à l'Université de Clermont-Ferrand « Les historiens se méfiaient (des témoignages) -à l'instar de Pierre Renouvin- comme si la parole des témoins était concurrente de celle des historiens ». Ainsi, ils aboutissent à « l'idée selon laquelle la vérité sur la guerre, dévoilée par le bon témoin, permettra d'empêcher sa reproduction. » Ils cherchent à dégager les témoignages fiables capables de porter de nouveaux éléments à la connaissance des chercheurs et ceux apportant une vision erronée dénuée de sens. Cette sélection s'effectue à partir de critères pour identifier le « degré d'authenticité du texte en fonction de la présence sur le front de son auteur, de son choix de témoigner, du genre qu'il a choisi, ainsi que la qualité littéraire. » L'historien se mettrait donc à la « recherche « témoignage vrai » ou de l'épisode rendu de manière saisissante sous la plume du grand écrivain. »



  • Il y a une dizaine d'années, une nouvelle notion est apparue : la « culture de guerre ». D'après les historiens Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, elle correspond au «  moment où cette tradition historiographique se heurte de manière frontale au problème du témoignage de l'expérience combattante ». Elle s'intéresse à la violence inégalée de la Première Guerre Mondiale, et à l'ampleur des dégâts infligés à l''ensemble de la société. Cette violence fut sans limites. La « culture de guerre » touche également à la haine de l'ennemi, qui, aussi virulente au front qu'à l'arrière, est comparable à celle de la Seconde Guerre Mondiale. Ces notions aboutissent à l'idée de consentement à la guerre expliquant le peu de révoltes et associé au « patriotisme défensif ». Enfin, la place accordée aux commémorations et autres opérations liées au deuil aurait assuré la perpétuation de cette dimension sacrée une fois la guerre terminée.


  • Ainsi, nous avons vu par quels processus le témoignage des anciens combattants de la Grande Guerre permet de comprendre l'histoire et de mener à la mémoire et la commémoration, mais aussi à des débats complexes. En effet, tous les historiens ne se rejoignent pas sur la valeur à accorder aux témoignages. Certains préconisent la distance vis-à-vis de ces écrits, d'autres leurs confèrent une dimension sacrée ou les voient comme l'unique source de vérité historique. Il convient donc de s'approprier toutes les données : les témoignages en eux-mêmes, ainsi que les différents avis des historiens afin de se faire une idée la plus objective possible.


Logo officiel des la Commémoration
du Centenaire en France

Affiche de la Grande Collecte organisée par
les Archives Françaises, la Bibliothèque nationale de France
et la Mission du Centenaire de la première Guerre Mondiale

















CONCLUSION


  • Ainsi, les nombreux témoignages des Poilus nous permettent de comprendre le passé historique de la France et l'enseignement apporté par la Grande Guerre. Ils véhiculent une vision réaliste, dramatique à travers l'expérience individuelle de nombreux combattants. On s'aperçoit également que l'étude de ces traces mène les historiens à différentes interprétations et à des positions divergentes. Ainsi, certains font une différence entre les dimensions historiques et commémoratives, affirmant que la réalité historique cruelle est parfois déformée au profit d'une vision spectaculaire de la guerre. On doit donc traiter avec prudence et distance les traces à notre disposition.


  • On peut critiquer cet élan commémoratif en dénonçant l'évolution du statut des témoignages à travers un paradoxe : à l'époque, les témoignages étaient tabous car ils provoquaient un sentiment d'horreur, rappelaient à la mémoire des français un passé qu'ils auraient préféré oublier. Ces mêmes témoignages sont aujourd'hui cités comme exemples, les anciens combattants sont « héroïsés ». De plus, il n'y a plus à ce jour aucun combattant de la première Guerre Mondiale en vie. Les ouvrages historiques ou artistiques des dernières années peuvent donc s'approprier ces sources de témoignages. Il est donc important de comprendre qu'aucun ouvrage ni même témoignage n'est entièrement objectif car il est toujours imprégné d'une idéologie. Cependant, si l'on considère une grande variété de témoignages, il est possible de reconstituer la réalité de la guerre. Il est difficile de se représenter à l'échelle de toute une société le sentiment dominant provoqué par l'évocation de la Grande Guerre car l'éducation, le contexte et le sentiment national des citoyens sont très nuancés. L'impression qui semble ressortir un siècle plus tard est de plus en plus confuse du fait de l'éloignement temporel et de l'évolution de la société, mais prend la forme d'une sorte de fascination pour l'héroïsme des soldats. Les manifestations organisées à l'occasion du centenaire de la Grande Guerre sont nombreuses, et ont amené beaucoup de jeunes citoyens français à se poser la question de leur sentiment vis-à-vis de cette guerre de manière plus concrète. Permettre aux Français de se replacer dans le contexte, de comprendre les faits historiques et s'identifier aux combattants est un des rôles de la commémoration permis par les témoignages. Les jeunes citoyens à qui ces événements semblent lointains ont pu se sentir concernés par l'Histoire de leur pays, qui fait partie de leur éducation. Sans même se sentir particulièrement patriotes et s'identifier aux soldats, la solennité de la commémoration et l'aspect concrets des écrits des Poilus donnent aux jeunes une occasion de s'investir dans leur travail de mémoire, ce qui peut se traduire par de l'émotion, de l'empathie, une réaction donc plus "sensible" que lors du simple apprentissage de l'Histoire. De manière générale, plus on s'éloigne des événements qui ont marqué notre histoire, plus on a de mal à se les représenter, d'où l'importance au-delà du souvenir qui s'estompe des interprétations des historiens qui peuvent nous aider, en plus de notre devoir de mémoire, à répondre à un devoir d'histoire c'est à dire à nous forger un recul plus scientifique.


  • Comme le préconisent certains historiens, il faut donc apprécier avec distance les témoignages abondamment présents dans la littérature et les archives, même s'ils constituent une ressource importante d'information nous permettant de mieux comprendre notre histoire.


SOURCES



AFFICHES

















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